Requin-Tigre (Lucky)

La fête, c'est tout ce que j'ai envie de faire.  On croit qu'être jeune, c'est facile, c'est simple, c'est sans problèmes.  Alors qu'au fond, c'est carrément le contraire.  Notre coeur, notre tête et même notre corps nous joue des tour.  Je suis donc là, à essayer de danser au rythme de la musique en buvant de l'alcool jusqu'à en mourir.  Les idées floues, les mouvements ralentis et maladroits.  Je la regarde.  Tempie.  Putain.  Ça fait du bien de retrouver une personne de mon enfance.  Une bonne amie.  Et sans le cacher, elle est devenue atrocement belle.  Zya, garde Zya dans ta tête.  Que je me répète.  Comme si l'alcool me poussait à faire autre chose.

Mais pourquoi garder Zya dans ma tête alors que je n'y ai probablement aucune place?  Je prends Tempie par les mains, la force à danser avec moi.  Les idées embrumées, je comprends à moitié ce que je fais.  Puis elle pose sa tête contre mon torse et à ce moment précis, j'ai l'impression que mon coeur va sortir de ma poitrine.  Est-ce qu'elle l'entend?  Pitié, Tempie, rappelles-toi que je suis saoul, saoul mort même.  Inconsciemment, je la prends dans mes bras, un mince sourire aux coins des lèvres et je me mets à bouger lentement, au rythme de la musique.  Je me détache lentement, comme si l'envie n'y était pas.  "Viens avec moi... Faut que j'te montre un truc..." Je prends sa main et l'amène à me suivre dans ma chambre. Je perds pied quelques fois, mais retrouve bien vite mon équilibre, regardant derrière moi pour voir si Tempie n'aurait pas disparue, quelque part, là, dans la foule.

Nous arrivons à ma chambre, je me tiens au mur, comme si j'avais peur de tomber au sol à la première seconde où je mets les pieds dans la pièce. "Faut égaliser un peu ce feeling, tu vois?" Je la regarde de haut en bas, un sourire aux lèvres et tire son bras pour qu'elle tombe sur le lit, près de moi. Elle me regarde d'un air étrange, un lueur d'interrogation dans ses yeux embrumés par l'alcool. "T'inquiètes Tempie, c'est pas un viol." Je fouille dans ma commode de lit à la recherche d'un des joints que je garde en réserve. Une fois que je mets la main dessus, je l'allume aussitôt et prends la plus grosse touche que je n'ai jamais prit de ma vie. La musique bourdonne dans mes oreilles, fait vibrer mon corps en entier alors que je sens peut-être, déjà, l'herbe avoir un effet. Ah putain, j'en suis déjà à ma quatrième touche, énorme touche. J'éclate de rire et j'ai l'impression qu'il y a un echo dans la pièce. Je tends le joint à Tempie.

"Fumes-en un peu, je réalise même pas que je fume alors tu risques de ne pas vraiment en avoir."

Cette fête, c'est le pied. Je m'amuse. Comme un con. Comme un insouciant. Comme un Rodgers. Mes frères sont là, quelque part, mais je ne leur donne aucune attention. J'ai envie de prendre mon pied, de faire le maximum pour passer un bon moment, loin de toutes ces histoires qui tracassent ma pauvre tête.

Alors que je suis couché, là dans mon lit, je me rappelle qu'il y a Tempie à côté de moi. On est monté à l'étage. On est monté pour faire je ne sais trop quoi. "De quoi… égaliser ? T’as trop bu. Shhh, allonge-toi, Lucky ‘tain." Je rigole légèrement. Elle se prend la langue en essayant de prononcer les mots. Ça a un petit truc franchement adorable. Je décide de m'allumer un joint, histoire de calmer ma tête, mes pensées. Boire, c'est bien. Mais boire, ça me rappelle le visage de Zya. Faut que j'arrête de penser à elle, faut que j'arrête de m'attacher à elle. Je ne me fais que du mal.

Je m'appuie contre mes coudes en regardant Tempie. Putain c'qu'elle est devenu belle. Le temps fait bien les choses il faut croire. Je lui tends le joint en souriant. "Au fait, j'ai pas trop bu. J'suis juste... bien." En me rappelant ce que j'ai dit, je me remets à rire comme un con. "Ta chambre est de quelle couleur mon…" Mon? Elle ne termine pas sa phrase. Elle me laisse là, sur ma curiosité alors que je la fixe, essayant de terminer sa phrase dans sa tête. Je fini par hausser les épaules en souriant comme un imbécile.

Je reprends le joint, regardant à nouveau Tempie. M'attardant sur son visage. Sur chacun de ses traits. Comment a-t-elle pu changer autant depuis notre jeunesse? Depuis le temps où on était inséparables? "C’est pas grave, c’est pas grave, viens." Je la regarde légèrement de travers. "Viens où? Ah t'es bourrée toi!" Je me remets à rire et me mets sur mes deux pieds, perdant l'équilibre au début, mais reprenant bien vite le dessus. La musique, là, en bas, elle fait vibrer mes pieds. J'adore cette sensation. J'ai les oreilles qui bourdonnent.

Je prends la main de Tempie tout en prenant une touche de mon joint et marche à l'extérieur de la pièce. Seulement pour entendre la musique et je l'attrape par les hanches. L'approche de moi. Puis je danse. Comme un con, encore et toujours. Mais je m'amuse. Tempie, elle, elle ne semble pas comprendre. J'approche ma bouche de son oreille et cris probablement trop fort : "Danse avec moi!"

À force de vouloir bouger au rythme de la musique, je me retrouve debout, main dans la main avec Tempie, à l'extérieur de ma chambre. Je veux seulement bouger. Fumer mon joint, boire quelques bières et bouger. "T’obstines pas, Rodgers, je sais toujours pas danser !" Je fais une mine de chiot battu, mais continue. Elle ne me fera pas arrêter maintenant. Tout le monde sait bouger un minimum. C'est comme le sexe, on l'apprend lentement, mais sûrement. "Tu sais pas comme tu m'as manqué... ahah tu sais pas, je te jure, je t'aime!" Je la regarde en souriant, mais fais une tête bizarre lorsqu'elle me dit "je t'aime". Mon coeur se met à battre plus rapidement. Les seules personnes qui m'ont dit cela sont partis aujourd'hui, ils ont prononcés ces mots et ont fichus le camp. Je regarde le sol, mais reprend vite le dessus.

Je tire Tempie vers moi et me mets à bouger plus lentement, réalisant par la même occasion d'une chanson plus de type "dubstep" a commencé à jouer. J'approche ma tête de son oreille et dit doucement : "Bouge au même rythme. Te forces pas. Fais juste suivre le rythme." Je me surprends à bouger plus sensuellement, vive l'alcool! Parce que franchement, je ne savais pas que je pouvais bouger ainsi. Je pousse doucement Tempie vers le mur, la coinçant là alors que je continue de danser. Nos visages se rapprochent et là, tout de suite, j'ai envie de l'embrasser. J'ai envie de l'amener dans ma chambre, enlever ses vêtements. Wow wow wow.

Je me recule d'un coup, marche rapidement vers ma chambre et cherche un deuxième joint dans mes affaires. Putain. Tempie doit se sentir paumée, je l'ai abandonné, carrément. Je trouve le joint et retourne la voir en l'allumant. "Dé... désolé... C'était pas bien de faire ça. J'avais pas le droit de m'approcher. Putain, on vient de recommencer à trainer ensemble! Je... Ah merde!" Le visage de Zya me revient en tête. Je décide donc de fermer les yeux et de prendre une énorme touche. En rouvrant les yeux, je croise le regard de Tempie. Elle ne semble rien comprendre, la pauvre. Moi non plus, je ne comprends rien.

"Ah et puis merde! Tu me permets? ..." La tête embrumée par l'alcool et par la drogue, je m'approche lentement. Pose une main contre son visage et pose timidement mes lèvres contre les siennes. Ce n'est pas ce que je qualifierais exactement d'un baiser. C'est plutôt deux paires de lèvres qui s'effleurent, essayant de trouver la bonne façon de passer à la prochaine étape. C'est deux paires de lèvres qui ne font qu'apprendre à se connaître, mais qui sans crier gare, je fonds l'une dans l'autre. L'extase jusqu'au bout des doigts. Je l'embrasse, sans gêne et la repousse même sur le mur. Je pose mes bras autour de ses hanches et la soulève pour la prendre dans mes bras tout en continuant de l'embrasser. Le joint... putain, il est où.

Mais alors qu'on s'embrasse, Tempie ne semble pas vouloir me laisser partir ou même prendre mon souffle. Alors je profite, je profite pendant que Zya n'est pas là, dans un coin de ma tête.

"Tu veux pas ça. Tu veux pas. Je t’aime pas comme ça Lucky. Je peux pas. C’est pas moi. Calme-toi, regarde-moi, j’ai besoin de toi comme avant, Lucky. C’est égoïste mais j’y arriverai pas, si tu te joues de moi." Je la regarde. J'arrête tout et soudain, c'est le calme plat dans ma tête. J'essaie de comprendre. Pourquoi me repousse-t-elle? Pourquoi me dit-elle cela? C'est limite si je ne la dévisage pas, mais je n'ose pas réagir. Je n'ose pas dire quoi que ce soit. Oui, je suis saoul, mais je n'embrasse pas n'importe qui. Je ne suis pas Andy, qui arrive à baiser avec la première venue. Non, je ne suis pas comme ça. Mon coeur bat à tout rompre et je décide de foutre le camp. Je ne prononce pas un mot, je ne la regarde même pas dans les yeux. Je ne peux pas la laisser voir comment je me sens, j'ai fait ça trop souvent.

Je descends les marches deux par deux et passe proche de ma casser la gueule une bonne dizaine de fois, mais j'arrive finalement en bas. Je croise une fille que je crois connaître, mais lui fout un énorme vent et sors à l'extérieur. Il faut que je prenne de l'air sinon je vais me taper un sale badtrip. Je m'assois dans les marches et fixe la rue. Les voitures passent lentement ou du moins, c'est l'impression que j'ai. Je sais qu'il faut que je remonte, je fais du mal à Tempie et à cette simple pensée, j'ai un pincement au coeur. Je me relève maladroitement et pars à sa recherche. Étrangement, elle est dans ma chambre. Comme si elle savait que j'allais revenir. Je m'assois devant elle et la force à me regarder dans les yeux.

"Si tu m'as repoussé à cause de Zya, oublie-la. Je t'ai pas embrassé parce que j'étais saoul. Oui bon, d'accord, je le suis encore, mais j'suis pas comme Andy. Je ne suis pas capable d'embrasser quelqu'un sans avoir au moins un peu de sentiments. Je ne peux pas, faut croire que j'suis pas comme ça. J'veux pas que tu crois que je joue avec toi, j'suis pas un joueur, je prends pas ça pour un jeu. Je veux seulement que tu me fasses confiance." J'essaie de lui sourire un peu, mais j'suis saoul, ma tête tourne, mon meuble se multiplie à chaque fois que je le regarde. Mais à ce moment précis, je veux seulement savoir si elle m'en veut. Il n'y a rien qui importe mis à part ça.

J'ai l'impression que tout me file entre les doigts.  La fête se déroulait bien, je nageais dans la brume.  Dansais avec la foule, avec Tempie.  Je suivais le rythme.  Je laissais les émotions venir, partir puis revenir.  Des émotions que je ne comprenais pas.  Des émotions que je ne cherchais pas à comprendre.  Je laissais tout venir à moi.  De toute façon, j'avais pas la force mentale et physique pour repousser ce qui se passait.  Trop de choses en peu de temps.  Trop de mauvaises nouvelles aussi.  Trop de tout en même temps et j'dois avouer que cette fête me faisait un bien fou.  Puis il y a fallu que je foire, comme d'habitude.  Tout ce que je fais, tout ce que j'entreprends, tout ce à quoi je tiens, tout ça fini par me glisser entre les doigts parce que j'suis un connard maladroit.

J'ai embrassé Tempie.  J'ai cassé l'ambiance et j'ai quitté la pièce.  Tout tourne.  Je passe quelques temps à l'extérieur de la pièce.  J'peux pas rester dans la même pièce qu'elle.  Putain.  Ça fait mal un refus.  J'avais l'impression qu'il y avait un truc, mais ce doit être l'alcool et la weed.  D'un autre côté, je me dis que je ne peux pas laisser la situation comme ça.  Non, je vais la perdre.  Je ne veux pas perdre Tempie, pas maintenant.  Je reviens dans ma chambre en me tenant aux murs pour ne pas me ramasser le nez premier au sol.  Je parle, je parle, je n'arrête plus.  Je ne contrôle plus ma tête, mes paroles.  Tout sort à une vitesse hallucinante.  "Il faut vraiment que t’apprennes à te taire, Lucky."  Le contact de son pouce contre ma joue me fait sourire légèrement.  J'ai gaffé, mais j'ai pas tout gâché.  Je remonte mon regard vers le sien et mon sourire s'agrandit.  "Désolé, j'suis pire qu'une meuf quand je m'y mets..."

Je réalise que Tempie m'examine.  À quoi peut-elle penser?  J'imagine que je dois l'avoir surprise, mais je ne comprends pas.  Pourquoi est-ce que j'ai fait ça?  Pourquoi est-ce que j'ai fait ça?  Trop de questions, mais je n'ose rien dire.  Finalement, elle brise le silence.  "Excuse-moi, j’ai paniqué. J’ai paniqué, ok ? Je voulais pas le dire comme ça. J’ai eu peur. C’est tout. J’te fais confiance. Je l’ai toujours fait, ça changera pas. Donne-moi du temps. Un peu de temps."  Je soupire de soulagement.  Ce n'est pas aussi pire que je le pensais.  Je me retourne vers elle en passant une main dans mes cheveux.  "T'as pas à t'excuser, j'ai fait le con et j'assume.  Si tu veux du temps, je t'en donne comme tu veux.  De toute façon, c'est pas le temps qui nous manque, hein!  Bon, qu'est-ce que tu veux faire maintenant?  On a toute la soirée et toute la journée de demain... si tu restes pour la nuit parce que franchement, il est tard et j'veux pas te laisser rentrer toute seule."  Je parle encore, trop, beaucoup trop.  Je me surprends à rougir et passe une main sur mon visage.  Non.  Je la prends par la main et la force à me suivre jusqu'à l'étage du bas où la musique et la fête bat son plein.  Je chope une bouteille de whisky au passage et vais à l'extérieur.  La musique s'estompe lentement alors que je m'assois sur le bord du trottoir.  "C'est mieux ici, tu trouves pas?"  Je la regarde en souriant et putain, j'ai encore cette envie de l'embrasser.

Une trop grosse soirée. Je n'avais plus envie de faire quoi que ce soit que de rester couché à ne rien faire. Trop d'émotions, trop d'action. Mes yeux commençaient à devenir lourds, mais il ne fallait pas que je m'endorme. "Ouais. Mais t’as progressé je trouve… T’es intéressant, même maintenant. A chouiner comme une gosse de cinq ans, Lucky." Je souris faiblement et baille longuement tout en frottant mes yeux. Il faut que je me réveille. Je fini par me lever d'un bond et l'amener avec moi à l'extérieur. Je ne peux pas rester ici, dans ma chambre, avec toutes ces idées folles qui me passent par la tête. Qui se rejoue sans cesse, comme un vieux VHS dont le bouton replay est cassé. Pourquoi est-ce que je l'ai embrassé et pourquoi en ai-je encore envie? L'alcool. Ça ne peut qu'être ça et même si je suis convaincu par cette hypothèse, je chope tout de même une bouteille de whisky en chemin. Nous arrivons à l'extérieur, le vent froid fouettant directement mon visage, mais ce froid me procure un bien fou.

Nous finissons par nous asseoir, à parler de tout et de rien. Comme s'il ne s'était jamais rien passé. C'est comme avant. Comme à l'époque où Tempie et Lucky ne formaient qu'un. Rien n'est compliqué et c'est pour ça qu'avec Tempie, je me sens aussi bien. Il n'y a plus de problèmes à ses côtés. Cette simplicité, c'est tout ce qu'il me faut. Après quelques minutes, Tempie me dit dans un murmure: "J’ai pas envie de rentrer, Lucky." Je passe mon bras autour de ses épaules d'une façon si maladroite que je crois l'avoir frappé en plein visage. Je m'excuse entre deux rires. Pourquoi je ris? Putain, j'ai frappé Tempie... je crois. "Dis-moi que je t'ai pas frappé Tempie!" Je me remets à rire de plus bel, mais elle coupe ce simple et léger moment de bonheur. "Je veux juste que tu m'oublies pas." Je tourne directement ma tête vers elle, un sourcil arqué dans les airs et en la regardant, je sais tout de suite qu'elle n'a pas terminée. Il y a autre chose qu'elle souhaite dire. "Peu importe si t'aimes cette fille. Me laisse pas." J'éclate de rire. Un rire sincère, un rire nerveux, un rire maladroit, je ne sais plus quelle sorte, mais je ris. Je ris à m'en défoncer la poitrine, à en pleurer comme un gamin. Je m'arrête subitement, créant des questions pour Tempie. "Je viens tout juste de te retrouver Tempie et c'est la première fois depuis des lustres que je peux être heureux sans avoir peur. Sans avoir cette peur qui me noue le ventre ou ces questions qui me trôttent en tête au galop. Avec toi, c'est simple, léger, ça fait du bien. Avec Zya, il faut toujours décoder, sans cesse et c'est épuisant. Je te préfère à elle, pour ta simplicité qui m'rend plus heureux que tu peux le croire et crois-moi, j'suis pas prêt de te laisser."

Je ne sais pas si je devrais prendre ma chance, une seule, mais je fonce. J'approche lentement mon visage, mes lèvres rencontrant timidement les siennes, des lèvres qui semblent goûter le whisky, qui me rappellent la soirée mouvementée que l'on a passé. Puis je m'en fiche, je plaque doucement mes lèvres contre les siennes. Laissant nos sens danser au rythme des émotions, au rythme de l'alcool, à notre rythme.