" When you're a child, you believe you can be anything you want to be, go wherever you want to go. There are no limits. You expect the unexpected, you believe in magic. Then you grow up older and that innocence is shattered. [...] Why do we stop believing in ourselves ?"
Sa première machine à coudre personnelle, il s’en souviendrait toute sa vie. Il avait dix ans à l’époque, et ça n’avait rien d’une machine professionnelle, en fait, elle était en plastique, et sa mère l’avait acheté au rabais parce qu’elle n’avait même pas assez d’argent pour en payer une neuve. Mais c’était sa machine, et ses parents avaient fait l’effort de lui en payer une. Ils ne gagnaient pas des milles et des cents, ses parents. Un père pasteur et une mère baby-sitter, ils n’avaient jamais été habitués au grand luxe, mais ce n’était pas plus mal. On pouvait dire qu’ils étaient unis, au moins, et leur fils était parfaitement bien éduqué. La religion, c’était une histoire de famille. Ils étaient tous croyants, tous pratiquants, et Killian n’avait pas échappé à cette règle. C’était sans doute ce qui avait façonné une partie de sa personnalité, ce qui l’avait rendu calme et posé, enfant bien silencieux et si peu turbulent que certains parents s’en inquiétaient. Mais il était si bien, dans sa vie de petit garçon. Sa mère l’avait initié à la couture dès son plus jeune âge, pas parce qu’elle croyait ça essentiel, mais parce que son fils l’observait toujours avec attention lorsqu’elle se mettait à coudre. Il avait toujours admiré ça, la fabrication de vêtements, même les plus simples au monde. Porter un pantalon fait par sa mère, c’était sa fierté. Un peu simple, oui, mais il était content avec si peu de choses. Alors très vite, il s’était mis à faire pareil, à tenter de confectionner des vêtements avec sa mère, à analyser des patrons pour en comprendre la fabrication, et le pire, c’était qu’il était doué. Pour un garçon, c’était inhabituel. Il n’était pas un grand sportif, et détestait le foot par-dessus tout, peut-être à cause de la cicatrice qu’il avait depuis que certains de ses camarades s’étaient amusés à ce jeu au milieu des bouts de verres, et qu’évidemment, Killian était passé par là au moment où un morceau de verre s’était logé dans le ballon. Le pauvre garçon avait reçu le ballon en pleine tête, et la seconde d’après, il s’évanouissait à la vue de son propre sang, et en réaction à la douleur que lui infligeait cette blessure. Il n’avait jamais été très chanceux, ni très adroit, à vrai dire. La seule façon qu’il avait de faire quelque chose de bien de ses dix doigts, c’était de coudre. Alors il faisait ça à longueur de journée, quitte à recevoir les moqueries de ses camarades. Il n’était pas vraiment populaire, étant enfant.
« Oh Killian ! C’est toi qui as fait ça ? C’est magnifique, tu es vraiment doué ! Merci mon chéri ! » Onze ans. Le premier vrai vêtement dont il pouvait être fier. Il avait passé un temps fou à comprendre comment faire une jupe plissée. Après des semaines d’acharnement, il s’était finalement lancé et avait offert cette jupe à sa mère. Elle était parfaite, en tout cas bien meilleur que ce qu’on attend d’un garçon de onze ans seulement. Le lendemain, sa mère portait la jupe fièrement, recevant quelques remarques admiratives de la part de certains parents qui lui demandaient où elle l’avait achetée. Et sa mère, sans aucune honte, bien au contraire, répondait avec un large sourire.
« C’est mon fils. Il est doué non ? » Il s’épanouissait pleinement dans cet équilibre, même s’il n’avait pas beaucoup d’amis. Sa vie changea cependant du tout au tout lorsqu’à ses douze ans, son père leur annonça qu’ils devaient partir pour Bristol, parce qu’il était réclamé dans une paroisse de cette ville. Killian n’avait encore jamais vu la capitale, il ne savait pas à quoi s’attendre et à vrai dire, cet inconnu lui faisait peur. Déjà qu’il n’avait pas beaucoup d’amis ici, arriver dans une ville qu’il ne connaissait pas à son âge, c’était du suicide social, selon lui. Mais il n’eut pas vraiment d’autre choix que de suivre ses parents, sa machine à coudre ainsi que son chat, Janet, en hommage à son film favori, paradoxalement, le Rocky Horror Picture Show, dans les bras. Au mois de janvier, pendant les vacances de Noël, ils emménagèrent dans leur nouvelle maison, plus grande, bien que modeste. Il lui fallut un petit moment pour s’adapter à son nouvel environnement. Quelques jours après son arrivée, il rencontra son voisin, Chuck, d’un an son cadet. Ils se lièrent si vite d’amitié qu’avant même la rentrée, ils s’invitaient déjà chez l’un et chez l’autre. Chuck, c’était un peu son guide personnel de la ville. Il était vite devenu son repère. Ainsi, lorsqu’il arriva dans son nouveau collège, il évita de trop s’éloigner de la seule personne qu’il connaissait. Au fil du temps, il devint comme un frère pour lui, son meilleur ami, celui qui l’acceptait comme il était et il en faisait de même. Ils avaient beau être différents, ça ne les empêchait pas de s’entendre à merveille. Ils grandissaient ensemble, toujours fourrés l’un chez l’autre.
Ils s’étaient toujours suivis depuis leur rencontre, au collège, au lycée, toujours fourrés ensemble, eux, et les autres. Les autres, toute la bande. Ils étaient tous ensemble, et avec eux, Killian se sentait à sa place. Lui qui était croyant, il remerciait constamment son Dieu pour ce merveilleux cadeau plus qu’inattendu. Il avait eu peur au début, mais finalement, il n’avait jamais été aussi bien qu’à Bristol. La vie suivait son train, il faisait partie des seuls à ne pas avoir fêté la fin du lycée avec un surplus d’alcool. Sa religion n’était pas la plus stricte, mais la loi avait quelque chose de sacré, alors forcément, l’alcool avant ses vingt-et-un ans était proscrit. La seule chose qu’il s’autorisait, c’était la bière, et pour lui c’était bien suffisant. Ils poursuivaient chacun leur bout de rêve en ne se lâchant jamais, comme s’ils étaient accrochés les uns aux autres, coûte que coûte. C’était l’idéal pour Killian. Pour lui, une partie du rêve de sa vie était de devenir styliste, vendre ses vêtements qu'il confectionnait avec tant de soin, provoquant ainsi non pas les critiques mais les rires de ses amis. Ils n’étaient pas méchants, c’était la toute la différence avec son enfance. Il voulait entrer dans une école de stylisme après le lycée, il en rêvait, mais n’osait jamais en parler à ses parents. Sa mère admirait ses créations, certes, mais n’avait sans doute jamais pensé à ce que son fils suive sérieusement cette voie. Et son père, pasteur, plus pratiquant qu’un pratiquant, que dirait-il ? Ce furent ses amis qui le poussèrent à le dire, à tenter sa chance, quitte à se heurter à un mur. Alors le jour J, il prit son courage à deux mains et, en plein milieu du repas, parla de cette fameuse école dans laquelle il rêvait d’entrer. Il y eut un long silence, qui fit battre son cœur comme jamais, suer son front comme s’il avait couru un marathon, et sécher sa gorge comme s’il avait hurlé à la mort durant de longues heures. Au final, ce fut sa mère qui prit la parole. Elle esquissa un sourire, et lui prit gentiment la main, douce, comme à son habitude.
« Je suis sûre que tu peux y arriver. J’ai confiance en toi. » Il sourit, puis regarda son père, qui acquiesça à son tour. Ses parents, il les adorait. Il n’avait jamais été ce genre d’adolescent, à se rebeller à tout va pour telle ou telle raison, sans doute du fait de son éducation. Alors après le lycée, il entra dans cette école après avoir passé le concours d’entrée. Il entrait dans ce monde, et Dieu, ce qu’il aimait ce monde. Un an plus tard, lorsque la fin du lycée sonna aussi pour tous ses amis –enfin presque-, Chuck et lui décidèrent d’habiter ensemble, parce que c’était plus simple pour Killian, parce que c’était son meilleur ami. La cohabitation fut facile, à vrai dire, c’était comme s’ils avaient toujours été habitués à vivre ensemble. A cette période, Killian était réellement heureux.
Il n’avait encore aucune expérience amoureuse, n’étant pas le genre de garçon à tenter sa chance sans se ridiculiser, même certains de ses amis, Austin en particulier, le croyaient gay. Pourtant, ce n’était pas le cas, il le savait parfaitement. Il avait déjà été amoureux, une fois, au lycée. Elle était belle, elle était populaire, évidemment, un peu comme le stéréotype de la pom-pom-girl, et lui, il était l’espèce de nerd trop timide pour oser l’approcher. Sauf qu’il n’avait de nerd que l’apparence. Au final, il avait passé deux ans de sa vie à l’admirer de loin, à bégayer lorsqu’elle était un peu trop près, comme un idiot, mais rien ne se passa jamais. Il était invisible. Et ses amis aimaient le charrier à propos de ses réactions plutôt ridicules. Il mit longtemps à s’intéresser encore à toutes ces choses, à l’amour, à ce que ça pouvait être et comment ça pouvait bien le rendre. Il avait vingt ans lorsqu’une femme captura une nouvelle fois son cœur. Elle était totalement différente de la première, bien moins populaire, bien moins sage, bien moins propre sur elle. Ca se voyait sur son visage qu’elle ne pouvait pas être une bonne influence. Peut-être que c’était pour ça qu’il craquait pour elle. Peut-être qu’il avait besoin d’un peu de folie, dans sa vie tellement sage. Au début, il n’avait même pas fait attention à elle. Elle était un de ces modèles dont ils se servaient en cours pour créer leurs vêtements. Il n’était jamais très à l’aise avec ces exercices, se retrouver devant une femme était un calvaire pour lui, en particulier lorsqu’il devait prendre ses mesures. Elle se retrouva donc dans son duo, et elle, elle avait déjà des vues sur lui. Seulement, ça n’avait rien à voir avec de l’amour, ou un quelconque sentiment positif. Il était le croyant, l’homme sage, timide, qui n’avait jamais connu de relation et qui était présumé homosexuel. Un défi pour elle. Elle avait posé l’hameçon, et lui, il avait croqué dedans comme un idiot. Il était vraiment amoureux, il y croyait, il l’adorait, et pensait pouvoir lui faire confiance, inconscient des rires derrière son dos. Elle avait réussi, elle avait gagné, le faisant céder après plusieurs mois de relation, lui qui voulait prendre son temps, respecter sa religion, il avait fini par céder. Le lendemain, elle était déjà partie. Il avait beau l’appeler, lui envoyer des messages, des mails, la chercher, elle avait comme disparue. Ce ne fut que quelques semaines plus tard qu’il se retrouva enfin face à elle, demandant des explications sur son comportement. Et en l’entendant, elle se mit à rire, et ce rire déchira quelque chose dans le cœur de Killian. Lorsqu’il rentra le soir à l’appartement qu’il partageait avec Chuck, il alla directement s’écrouler sur son lit. Il ne pleura pas, pas cette fois, il se détestait simplement d’avoir été aussi idiot.
« Je la sentais pas cette fille… » Il ne put s’empêcher de rire amèrement à cette remarque.
« Ca aurait été sympa de le dire plus tôt. » Il n’en voulait pas vraiment à son ami, ce n’était pas sa faute, après tout.
« Y a quelqu’un pour toi quelque part, tu verras ! Evite juste les junkies la prochaine fois. » Killian se mit à nouveau à rire, mais cette fois, ça n’avait rien d’amer. Son ami le réconfortait comme il le pouvait, et avec humour, ça passait mieux. Ce fut un coup dur pour lui, il avait le sentiment d’avoir trahi ses croyances, mais il se releva, après quelques temps. Plus fort, sans doute.
Il avait vingt-trois ans lorsque l’amour croisa une nouvelle fois son chemin. Il commençait à peine à travailler, il ne faisait que livrer le café dans une société de création de vêtements, empli d’espoir de voir un jour son travail remarquer par un des créateurs. Pourtant, à son arrivée, il se désillusionna bien assez vite. Ils étaient des dizaines à être entrés dans la société en espérant atteindre un jour le rang de styliste, et certains, après dix ans de carrière, n’avaient fait que passer du café à la photocopieuse. Killian n’avait jamais eu confiance en lui, alors pour lui, c’était perdu d’avance. Il dessinait donc dans son coin et créait ses modèles dans sa chambre, les laissant prendre la poussière sans jamais les montrer à personne. Un tas de vêtements entassé dans un placard, faits pour des femmes qui ne les porteraient jamais. Au moins, il avait un pied dans ce monde, se disait-il chaque jour pour se donner le courage d’aller travailler. Ses rêves, ils les avaient un peu perdus de vue en voyant à quel point c’était irréalisable. Puis, alors qu’il retravaillait un modèle qui pour lui manquait d’originalité dans la collection, quelqu’un s’approcha de lui.
« C’est toi qui dessine tout ça ? C’est un super modèle, tu devrais le proposer ! » Il sursauta en l’entendant, et eut le réflexe de fermer aussitôt son carnet comme un gamin pris en faute. Elle se mit alors à rire, un rire cristallin qui résonnait délicieusement dans la pièce, l’hypnotisant presque.
« Pas la peine de te cacher, ce n’est pas moi qui vais te dire d’arrêter d’imaginer de meilleurs modèles ! » Il sourit à son tour, toujours si timide, et baissa la tête. Il était intimidé par la jeune femme, par ses beaux cheveux blonds et ses yeux noisette, par son teint pâle et ses pommettes rougies, par son sourire, et son rire à tomber par terre. Il n’osait pas répondre alors qu’elle attendait qu’il prononce un mot. Elle s’assit donc à côté de lui et posa son coude sur la table, appuyant sa tête contre sa main.
« C’est quoi ton nom ? Tu es nouveau ici, non ? » Il la trouva bien curieuse, mais il sourit et se frotta nerveusement l’arrière de la tête.
« Je suis arrivé il y a quatre mois environ. Killian Braun. » Il lui tendit sa main pour se présenter, et elle rit, l’attrapant pour la serrer chaleureusement.
« Eugenie Samuels. Mais on m’appelle Gen en général. Ca fait un an que je suis ici. Tu ne veux pas me montrer tes croquis, ils sont vraiment bons ! » Sa rencontre avec Gen fut un tournant dans sa vie. Elle avait son âge, la même passion pour la mode, mais pas de la même façon. Elle, elle rêvait d’être photographe de mode. Elle disait souvent que la seule raison pour laquelle elle avait voulu entrer dans cette société, c’était pour se faire un réseau et apprendre comment ça fonctionnait de l’intérieur. Elle avait des rêves plein la tête et une ambition d’acier. Elle était forte et optimiste, confiante, et pour lui, c’était une réelle aide. Comme beaucoup, elle avait d’abord cru qu’il était gay, parce qu’un homme hétéro dans cette profession, surtout dans cette branche, c’était assez rare, stéréotype de société. Lorsqu’elle avait appris qu’il ne l’était pas, elle avait souri. Au fil des mois, l’amour succéda à l’amitié. Il l’aimait, terriblement. Il leur fallut un an pour s’avouer leurs sentiments, l’un trop timide et incertain, l’autre trop prudente. Avec elle, il trouva une stabilité et une confiance qu’il n’avait jamais eues.
Ca faisait trois ans qu’ils étaient ensemble. Elle était sa source d’oxygène, il était amoureux comme jamais, et voyait déjà sa vie avec elle. Avec Gen, il devenait romantique et taquin, quelqu’un d’ouvert, de confiant, plus qu’il ne l’avait jamais été. Ils avaient bien évolués depuis le début de leur relation. Elle avait finalement réussi à trouver une petite place en tant que photographe, et ça commençait à bien fonctionner pour elle, et Killian, de son côté, avait quitté son emploi pour en trouver un autre, dans une autre société, au poste d’assistant styliste. Ce n’était toujours pas ce qu’il voulait réellement faire, mais c’était tout proche, il touchait son rêve du bout du doigt. A vingt-six ans, ça devenait un peu pesant, ou en tout cas moins pratique, de vivre en colocation alors que sa petite-amie ne rêvait que d’indépendance et de liberté. Alors, ils commencèrent à chercher un appartement ensemble, sans en parler à personne, attendant de trouver la perle rare, d’être sûrs de leur décision. Il leur fallut les mois pour se décider sur un appartement et s’imaginer un futur dans celui-ci. Il fallait qu’il soit assez grand pour eux-deux, mais qu’il puisse accueillir quelqu’un d’autre, au cas où. Ils n’avaient pas encore parlé de mariage, pas non plus d’enfant, mais l’idée était déjà présente dans leur esprit. Pour lui c’était évident, ils finiraient leur vie ensemble, il n’y avait qu’elle à ses yeux. Finalement, ils trouvèrent un bel appartement dans Clifton. Voilà, c’était arrivé, il fallait en parler maintenant, et ce projet deviendrait alors concret, bien réel. A vrai dire, il retardait ce moment depuis bien longtemps, parce que quitter la colocation, c’était quitter une partie de sa vie. Son meilleur ami. Il n’avait aucune idée de comment il le prendrait. Le soir de l’annonce, Gen était venue le soutenir, sous prétexte d’un repas tous ensemble, ‘en famille’ si l’on pouvait le dire comme ça. Il avait commencé à paniquer depuis le début de l’après-midi, ne tenant plus en place. Au moment du repas, il lui fallut bien du courage, et un coup de coude d’Eugenie pour qu’il s’éclaircisse la voix pour attirer l’attention.
« Ca fait longtemps qu’on vit ensemble, non ? Depuis la fin du lycée, ça commence à dater... » Chuck le regarda d’un drôle d’air, attendant la suite, qui mettait bien du temps à venir. Killian souffla, reprenant son calme avant de continuer.
« Gen et moi… On est ensemble depuis trois ans, et ça se passe à merveille. Alors… On a… » Il n’y arrivait pas. C’était difficile d’avancer, de laisser ces années de vie commune derrière. Il avait peur que cette annonce change tout. Au final, ce fut Eugenie qui souffla, et le prit de court.
« On a décidé de prendre un appartement ensemble. On en a trouvé un dans le quartier de Clifton. » Le silence régna à table pendant quelques secondes, et Killian baissa la tête pour ne pas affronter le regard de son meilleur ami.
« Vous allez partir ? Quand ? » Il se mordit alors la lèvre, et ce fut Eugenie qui prit la parole, une nouvelle fois.
« Théoriquement, on pourrait presque emménager tout de suite, mais on va attendre une ou deux semaines, le temps de se préparer. » Cette annonce, ce départ, changea quelque chose entre eux. Bien sûr ils étaient toujours amis, bien sûr ils étaient proches, mais ce n’était plus pareil. Ils ne se voyaient plus autant, passaient moins de temps ensemble, même si la bande était toujours là, même si les liens restaient les mêmes, quelque chose avait changé. En choisissant Eugenie, il avait gommé un bout de leur amitié, sans que ni l’un ni l’autre ne puisse rien faire.
Deux ans qu’ils vivaient ensemble, et ça se passait à merveille. Cependant, comme il aurait pu le prévoir, vivre dans un autre quartier, et ne plus voir aussi souvent Chuck, ça se répercuta sur leur relation. Ils étaient toujours amis, ils s’entendaient toujours à la perfection, mais ce n’était plus à lui qu’il confiait ses secrets. Austin était parti, il avait plus ou moins disparu, ne donnant plus la moindre nouvelle, il était parti vivre son rêve, et même si Killian le comprenait, il avait du mal à se faire à l’idée de ne plus entendre parler de lui. La vie suivait néanmoins son cours, Killian était toujours assistant styliste, jamais plus, à son âge, ça commençait à lui peser, mais il s’accrochait. Eugenie, quant à elle, avait finalement atteint son but. Elle faisait le métier dont elle avait toujours rêvé, et rendait ainsi son compagnon fier. C’était elle, Elle, la lettre majuscule qui désignait l’amour de sa vie. Il en avait toujours été convaincu. A vingt-huit ans, il se dit qu’il était peut-être temps de passer au niveau au-dessus. Le mariage, ils avaient commencé à y penser, à en rêver. Il voyait les étoiles qu’elle avait dans les yeux lorsqu’elle voyait une robe de mariée, ou un mariage dans un film. Il était temps. Il avait alors tout prévu. Pour lui, avec sa religion, ses principes, son éducation, le mariage, c’était sacré, il n’y avait aucune place pour le hasard. Le choix de la bague fut terriblement difficile, et il demanda même l’avis de ses amis sur la question.
« T’es sûr de toi ? J’veux dire, c’est vraiment elle que tu veux ? » Noe. Il était plein de sous-entendus, étant de ceux qui prenaient plaisir à s’amuser des rumeurs qui couraient sur Killian, le désignant comme homosexuel. A cette question, il répondit un regard noir.
« Oui, j’ai jamais été aussi sûr de ma vie. C’est elle et personne d’autre. Et pour la dernière fois : Je ne suis pas gay. » Les rires retentirent au sein de la bande, la plaisanterie toujours présente depuis qu’un homme avait tenté de séduire Killian en l’embrassant sur la bouche. Souvenir traumatisant pour le jeune homme, hilarant pour les autres.
« Allez les mecs, soyez un peu sérieux, aidez-moi ! » Ca devait bien faire une heure qu’ils parcouraient les boutiques à la recherche de la bague parfaite, celle qui leur correspondrait, qui montrerait à quel point il était sérieux. Il voulait le bijou parfait, même s’il n’était pas plein aux as.
« Attendez une minute ! » Il l’avait trouvée. C’était la perfection. Simple, élégant, ni trop voyant ni trop léger, et dans ses moyens. Il n’hésita pas plus longtemps avant de la demander. Il sortit de la boutique le sourire aux lèvres.
« Alors, tu comptes lui demander quand ? Et comment, surtout ! » Il y avait réfléchi, à ça aussi. Il avait prévu le plan parfait.
« C’est bientôt la saint Valentin non ? C’est un peu kitsch, mais je pense que ça serait le moment idéal. Et le comment… Traditionnellement. J’vais pas m’amuser à chanter pour elle en plein milieu d’un bar karaoké et sous le regard de tous mes potes, en plus des inconnus. N’est-ce pas ? » Il tourna les yeux vers Ulric, qui fit mine de rien. Tous se souvenaient de la demande d'Austin à Juliet, et de la gifle qu’ils avaient tous reçu en récompense. Ils rirent et reprirent leur route, se séparant après avoir peaufiné les derniers détails. Il était prêt, plus que jamais. Plus qu’une semaine à attendre.
La semaine suivante, il emmena Eugenie dans un parc. La nuit, il était généralement désert, mais pourtant magnifiquement éclairé, parfait pour une promenade romantique un soir de Saint Valentin. Pour elle, ce n’était qu’à l’occasion de cette fête, rien de plus. Lui, il angoissait depuis des jours à propos de cette demande, répétant un texte parfait qu’il oubliait à la seconde où il croisait son regard. La bague dans la poche, cherchant le coin parfait pour lui demander sa main, il n’avait aucune idée de la tournure que prendraient les événements. Il s’arrêta devant une fontaine illuminée, juste assez pour faire scintiller la bague, pensa-t-il, et prit son courage à deux mains pour prendre la parole.
« Ca fait déjà de longues années qu’on se connaît toi et moi… » Il déglutit, pas sûr que cette première approche soit la meilleure. Elle acquiesça, souriante, comme à son habitude.
« Et ça fait deux ans qu’on vit tous les deux, dans cet appartement… Et ça se passe à merveille, non ? » Il avait envie de partir en courant, de se frapper la tête contre un mur et fuir à jamais le pays. Mais il resta là, sans bouger, et elle acquiesça de nouveau, le sourire laissant néanmoins place à l’inquiétude.
« Killian, tu vas bien ? » Il baissa la tête et sourit.
« Oui, oui, très bien. Ce que je veux dire c’est que… Je trouve que c’est suffisamment sérieux maintenant, pas vrai ? » Son cœur battait à vive allure, il tremblait, tournant et retournant le boitier dans sa poche.
« Eugenie… Est-ce que tu voudrais… » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un homme le frappa au crâne, et il s’effondra lamentablement sur le sol, incapable de répondre aux cris paniqués de sa petite-amie. Quelques minutes plus tard, il reprit connaissance, et tâcha de se relever pour venir en aide à Eugenie, inconscient encore de ce qui venait d’arriver. L’homme le frappa à de multiples reprises dans l’abdomen, avant de fuir en le laissant là, à demi-conscient. Il essaya de garder les yeux ouverts, sombrant néanmoins doucement, avant d’apercevoir Eugenie, au sol, qui tremblait nerveusement. Il s’approcha rapidement d’elle, totalement paniqué, les yeux bien ouverts cette fois, réalisant enfin que cette merveilleuse nuit s’était transformée en cauchemar.
« Gen ? Gen, réponds-moi ! Reste avec moi d’accord, ne t’endors pas, reste avec moi, j’appelle les secours !! » Il s’exécuta, expliquant brièvement la situation et raccrochant immédiatement après. Il se concentra sur Eugenie, la serrant dans ses bras, la berçant presque, sans même réaliser qu’elle était mourante. Ce fut seulement lorsqu’il vit sa main qu’il réalisa. Tâchée de sang, qui n’était pas le sien. Il chercha alors la blessure, complètement paniqué, et la trouva au niveau du cœur de sa petite-amie. A sa vue, les larmes grimpèrent et il se mit à trembler.
« S’il-te-plaît, reste avec moi d’accord ?! Tu restes avec moi ! Gen, ouvre les yeux !! Regarde-moi !!! Les secours vont arriver, tu iras mieux, okay ? Tu iras mieux !! Reste avec moi, pars pas ! » Il caressait sa joue, désespéré, voyant petit à petit Eugenie sombrer. Elle luttait, elle le regardait, s’accrochant à sa main autant qu’elle le pouvait. Les sirènes retentirent et Killian se mit à espérer que tout aille mieux.
« Ecoute ! Tu les entends ?! Ils arrivent, d’accord ?! Tiens jusque là je t’en prie, me laisse pas ! » Elles étaient de plus en plus proches, quelques secondes à peine et ils seraient là. Au moment-même où le camion arriva sur place, la main d’Eugenie glissa.
« Gen ?! Non me fais pas ça !! Ouvre les yeux ! Reste avec moi ! RESTE AVEC MOI !! » Elle n’était plus là, les yeux fermés, son cœur ne battait plus. Lorsqu’on lui demanda de s’éloigner, il refusa, serrant sa petite-amie dans ses bras et la berçant douloureusement tandis que toute sa rage et sa tristesse se déversaient sous forme de larmes et de cris.
Les jours, les semaines, les mois passaient et il ne s’en rendait même plus compte. L’enterrement avait été l’une des pires épreuves de sa vie. La perdre elle, c’était pour lui comme perdre la vie. On pouvait bien le soutenir, lui dire que ça irait, il n’entendait plus rien. Son appartement ressemblait à présent à un taudis, il ne bougeait plus que pour aller travailler, et encore, quand il y allait. Heureusement, sa patronne était assez compréhensive pour lui laisser du temps pour se remettre, mais de son côté, il ne voyait pas comment surmonter cette perte. Les cadres photos emplissaient l’appartement, des vidéos d’elle tournaient en boucle, ses vêtements étaient semés un peu partout dans l’appartement, et la bague trônait sur le buffet, entre deux bougies. Il supplia des milliers de fois Dieu en lui demandant pourquoi elle, alors qu’elle était innocente, alors qu’ils étaient heureux et l’auraient été encore si longtemps si ce voleur n’était pas intervenu. Il n’avait pas vu son visage, il n’en avait pas eu le temps. Il ne fut jamais retrouvé, et peut-être que ça augmenta d’autant plus son chagrin, de savoir que cet assassin courait toujours. Il avait volé les bijoux et la montre d’Eugenie, puis en la voyant se débattre, il avait sorti son couteau. Selon la police, c’était surtout pour lui faire peur, mais la situation avait dérapé, et il avait paniqué avant de prendre la fuite sans finir le travail. Killian aurait préféré mourir ce jour-là. Les premiers mois, il pensa à se venger, cherchant toute trace du voleur, sans le trouver, avec si peu d’information. Il avait fini par abandonner l’idée au bout de la énième tentative. Alors depuis, il ressassait en boucle leurs souvenirs, écoutait et réécoutait sa voix pour ne pas qu’elle disparaisse de son esprit, faisant de même avec son parfum et son visage. Il ne voulait pas qu’elle parte, il n’était pas prêt à lâcher prise, ça faisait bien trop mal. Puis, au bout de dix mois de souffrance, n’ayant toujours pas fait son deuil, ses amis décidèrent de l’aider. Il n’avait pas réalisé quel jour c’était lorsqu’il entendit frapper à la porte. Le temps s’était arrêté depuis bien longtemps. Lorsqu’il ouvrit, ses amis étaient là, des ballons, du champagne et un gâteau dans les bras.
« Joyeux anniversaire !! » qu’ils s’écrièrent, tous en cœur. Il les fixa un instant, puis claqua la porte pour retourner dans sa chambre, auprès de sa vidéo d’Eugenie et lui en vacances. Il ne voulait pas fêter son anniversaire, il ne voulait pas vieillir. Il était plus vieux qu’elle maintenant, d’un an, et ça lui faisait mal. Pourtant ses amis ne lâchèrent pas prise. Ils entrèrent comme chez eux, et constatèrent l’étendue des dégâts, s’attelant déjà à tout ranger alors que Chuck s’approchait de Killian.
« Il faut te ressaisir… Ca fait presque un an maintenant… Tu dois tourner la page. » Il obtint pour seule réponse un regard noir de Killian, qui n’était pas prêt de reprendre sa vie en main. Son ami s’installa donc à côté de lui en soupirant.
« Tu peux pas vivre comme ça. Bouge-toi, fais le vide. » Aucune réponse, il se heurtait à un mur.
« Très bien, si tu veux te morfondre jusqu’à la fin de ta vie, vas-y, mais tu devrais avoir honte ! Parce que je suis pratiquement certain que si elle te voyait comme ça, elle te détesterait ! » « Elle est plus là. » Il avait répondu froidement, sèchement, sans plus une once de sympathie. Pendant tout ce temps, Killian avait été pratiquement seul, et voilà que maintenant, le bataillon se ramenait.
« Oh, il parle ! » Noe entra dans la pièce pour ramener son grain de sel, et Killian lui envoya un oreiller à la figure.
« Foutez-moi la paix ! » C’est dans ce genre de moment qu’on reconnait les vrais amis, de ceux qui ne comptent pas vraiment. Ils ne partirent pas, restant là jusqu’à ce que Killian décide de bouger, d’abord pour se débarrasser d’eux, puis, au fil du temps, pour s’en sortir. Il ne se remettrait probablement jamais de cette mort, mais il avançait avec.
Après un temps, il décida de rechercher un colocataire, n’ayant pas envie de quitter cet appartement dans lequel il avait tant de souvenirs, douloureux peut-être aujourd’hui, mais il n’était pas prêt à les laisser derrière lui. La page n’était pas encore totalement tournée. Cependant, il n’avait pas vraiment assez d’argent pour se le payer tout seul, et la solitude ne lui réussissait pas vraiment. Ce ne fut à vrai dire pas très long avant de trouver la colocataire idéale. Au départ, il recherchait un homme, parce que c’était plus simple, parce qu’ainsi, il n’aurait pas à se sentir gêné constamment, mais lorsqu’il aperçut Nora pour la première fois, il ne put qu’accepter. Elle avait quelque chose qui le faisait de nouveau ressentir, comme une sorte de remède dont il sentait le besoin constamment. Vivre avec elle n’était pas facile, il n’avait jamais été très à l’aise avec les femmes, à part Eugenie, et encore, ça avait pris son temps. Avec Nora, il se sentait comme un petit garçon. Elle était presque son total opposé, et peut-être que c’était ce qui le faisait vibrer. Ce qu’il n’avait pas prévu en revanche, c’était qu’elle le pensait gay depuis le début. Ca n’aurait pas vraiment dû l’étonner, à vrai dire, ce n’était pas rare qu’on lui fasse la remarque, mais avec elle, ça le blessait réellement, tout autant que ça le gênait terriblement. Cette simple pensée donnait lieu à des situations bien compliquées pour lui à gérer.
« Pourquoi tu lui dis pas la vérité ? » Killian se mit à rire lorsque Noe lui posa la question.
« Je n’ose pas… Imagine que je lui dise comme ça, après un mois à vivre sous le même toit… Elle va claquer la porte en me traitant de pervers… J’ai pas vraiment envie que ça arrive. » Il n’avait pas envie qu’elle parte. Elle soulageait son cœur, elle le faisait s’alléger. Eugenie restait là, dans un coin de son cœur, mais il avait fini par comprendre qu’elle ne reviendrait plus, qu’il fallait avancer, même si ça faisait mal.
« Tu l’aimes bien, la petite Nora, pas vrai ? » Il lui donna un coup d’épaule et Killian sourit.
« C’est agréable d’être avec elle. » Il ne saurait pas bien décrire ce qu’était ce sentiment, ce n’était pas comme avec Eugenie, même s’il avait bien du mal à l’admettre.