There is no place for the pity. │R. E. Martins.

─ Tu en veux à tes parents ?

Long silence.

─ Comment va ton frère ? Tu ne m’en parles plus …

─ Lev va bien, merci.

Nouveau silence.

Je ne veux pas lui parler. Je refuse de lui parler. Tout ça parce qu’il a une blouse blanche et une petite carte où est inscrit son nom et son métier ? Il est étranger à ma vie et je ne vois pas pourquoi il devrait la connaitre. Je ne vois pas pourquoi je devrais lui raconter. Et c’est principalement toujours comme ça, à chaque séance avec le Dr. Arden, mon psy depuis trois mois maintenant. Il pose des questions et je ne réponds qu’à celles qui me gênent le moins, autrement dit je parle très peu. Voire presque pas. Je crois me souvenir que j’ai déjà passé une heure avec lui sans décrocher un mot. La plupart du temps je reste silencieux. Le silence ne me dérange pas. Il est sûrement ma meilleure compagnie.

En fait, si je bloque, je suppose que c’est parce que je ne comprends encore pas comment je me suis retrouvé là. C’est vrai, je suis pas de ses ados dépressifs, accros aux rasoirs, qui cherchent à en finir. Ni de ces fils ou filles qui font une fixette sur papa/maman. Et je suis encore moins addicte à une quelconque drogue, à l’alcool ou même au sexe. Non, je ne suis rien de tout ça, mais ça ne m’empêche pas de me retrouver coincé ici tous les jeudis soirs.

Je soupire lourdement. J’ai envie de partir. Ses tentatives pour me percer à jour ne m’amusent plus et j’aimerais être ailleurs. Oui, bien loin d’ici. Hors de ce bureau sombre, décoré à l’allemande. Tout m’oppresse, dès la première fois que je suis entré ici d’ailleurs.



─ Raphaël écoute moi ! Tu vas aller voir ce docteur. C’est pour ton bien, d’accord ?

─ Non ! Non, je n’veux pas ! J’ai rien fait de mal ! C’est pas moi, je te l’ai déjà dit un milliard de fois !!

Je suis recroquevillé dans un coin de ma chambre. Mes genoux tirés contre moi, mon visage larmoyant caché entre mes bras. Ma mère tente d’établir un contact visuel mais c’est inutile. Je ne lâcherais pas. Je tremble, je crie, je hurle même. Je veux que ça s’arrête. Je ne supporte plus ces regards, ces chuchotements, ces mensonges. Je ne l’aie pas fait, je le sais. Je n’ai rien à voir avec tout ça. Ce sont eux qui sont contre moi mais je sais que j’ai raison. Ils n’étaient pas là, ils ne savent pas. Ils mentent. Ils mentent !
─ Raphaël regarde moi, mon cœur … Je sais que tu n’as rien fait …

─ Alors pourquoi tu m’envoies là-bas ?!

─ Pour savoir si quelque chose cloche ou non … Ce n’est pas une prison, non plus !

J’ai le souffle saccadé, je manque d’air. Mon crâne est embrumé, douloureux. Je sens la main de ma mère me caresser le dos, pour tenter de m’apaiser. Je finis par céder après un long moment. Elle m’entoure de ses bras et mes sanglots se calment lentement. Elle redresse mon visage rougit par les larmes vers le sien, et essuie ma joue d’une main.

─ Mon cœur … Tout va bien se passer. Le Dr. Arden va juste s’assurer que tu n’as aucun souci, il ne va rien te faire.

Je ne l’écoute que d’une oreille. Je me sens vidé, fatigué. Incapable de rien. Plongé, flottant entre tous ces souvenirs, toutes ces images.



─ Et comment ça se passe au lycée ? Tu restes toujours seul ?

─ Toujours.

J’ai un demi-sourire en lui lançant cette réponse en plein visage. Provocateur. L’homme en blanc note sur son carnet quelques mots et je me demande bien ce que ça peut être. J’ai longtemps imaginé qu’il gribouillait n’importe quoi mais j’ai vu une fois … Ce qu’il avait marqué. Juste en allant déposer le chèque sur sa table après une séance. « Ne cherche pas à se réintroduire. »

Je n’ai pas cherché à savoir ce qu’il entendait pas là, parce que je m’en foutais. Je me fous de ce qu’il peut penser de moi ce vieux con. Il n’a aucun pouvoir sur ma vie, et encore heureux. Néanmoins, c’est lui qui fait la pluie et le beau temps du côté de mes parents. Je les aime, je ne pourrais jamais rien changer à ça. Mais je déteste juste ce côté d’eux, à tout le temps écouter les professionnels plutôt que leurs propre fils. Plutôt que leur chair. Après chaque entretien, soit ma mère soit mon père, prend cinq à dix minutes avec mon psy pour savoir s’il y a eu une évolution ou une chute, au contraire. Le résultat reste bien souvent le même : aucun changement. Parce que je ne fais aucun effort, comme ils le disent tous si bien.

Mais changer pour quoi, hein ? J’ai pas envie de changer, j’en ai pas besoin. Je me sens très bien comme je suis actuellement. Oui, je n’ai pratiquement personne à qui parler hormis mon frère. Oui, je ne sors presque pas comme tous les gens de mon âge et je préfère rester lire chez moi. Et après ? Je veux dire … Je vis comme ça et c’est eux qui souffrent à ma place. C’est leur vie ? Non. Alors je ne vois pas le problème de ne pas essayer de remonter la pente. J’ai rien à essayer de remonter. Je vis très bien ma vie au jour le jour.
Et il n’y a qu’un seul élément déclencheur à tout ça …



─ Shane, t’es où mon ange ? J’ai quelque chose pour toi !

Un cri de joie puis des pas effrénés dans l’escalier et je me retrouve avec un jeune homme dans les bras, un énorme sourire aux lèvres. Il entoure mon cou et vient m’embrasser amoureusement. Je le serre tout contre moi, le cœur battant. Shane c’est la seule chose qui m’est arrivé de bien dans la vie. C’est la seule personne qui me regarde en sachant qui je suis vraiment à l’intérieur. Et ça fait dix ans que ça dure maintenant. C’est mon première amoureuse d’enfance et ça, ça ne changera jamais.
Son enthousiasme est communicatif, vu que je me retrouve avec le même sourire que lui, peint sur mes traits.

─ C’est quoi, c’est quoi, c’est quoi ?

Shane c’est mon rayon de soleil quotidien et je crois qu’un jour sans lui, je me laisse dépérir. Comme lorsqu’il était parti en vacances sans moi, parce que j’étais malade, en été oui, c’est possible, et que son téléphone ne captait pas. J’ai passé dix jours dans l’angoisse, sans avoir de repères. J’ai cru oublier sa voix, oublier ses traits. J’ai juste cru perdre la tête. Et lorsqu’il est revenu, je n’ai plus voulu le lâcher.
Je lui tends le paquet cadeau et le laisse découvrir ce que je lui ai acheté. Il s’assoit au sol, le papier cadeau déjà déchiqueté et je l’entends s’extasier.

─ Oh nan Raph’, c’est le vinyle original ?! T’as pas osé ?!

Mon seul sourire fait sa réponse. Une fois de plus, il me saute dessus pour embrasser la moindre peau nue de mon visage. Et à ce moment-là, je me sens juste hyper léger.
Shane, c’était le genre de mec à, une fois qu’il était calé dans notre canapé, à ne plus vouloir bouger du tout. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à aller chercher des pizzas en bas de la rue à plus de dix heures du soir. Il me faisait rire Shane, parce qu’un rien lui suffisait et il était content. C’était son sourire que j’aimais le plus chez lui. Sauf que tout ça s’est vite arrêté …

Je remonte à l’appartement et découvre notre porte d’entrée entrouverte. Le chat se serait-il encore échappé pour qu’il parte à sa recherche et qu’il en oublie de fermer ? Je pousse donc la porte et rentre dans notre studio, les cartons fumants à la main.
Mon cœur se stoppe. Ma respiration s’arrête. Mes yeux s’arrondissent jusqu’à s’humidifier. Je pousse un cri de désespoir et de colère. Tout est s’en dessus dessous. Nos meubles sont allongés au sol, fracassés. Nos bibelots, nos photos, éclatés. Des feuilles recouvrent le parquet. Et au milieu de tout ce carnage se trouve Shane … Allongé sur le dos, une mare de sang tout autour de lui. Je me jette près de lui, pleurant, sanglotant, criant déjà ma douleur. Son regard est vitreux, il cherche le mien. Ses lèvres si douces et rosées sont désormais rouges et crache le liquide qui lui donnait vie. Je tremble, paniqué. J’essaie de l’aider, j’essaie de faire quelque chose. Ma vue est embuée par les larmes et mon cerveau pédale dans le vide. J’entends un faible chuchotement :

─ C’était un très beau cadeau, mon amour …

Et il s’éteint comme ça, les yeux encore bel et bien ouverts mais vides de toute étincelle de vie. Je hurle de nouveau, dévasté. Et cela dure un moment. Jusqu’à ce que les voisins descendent. Jusqu’à ce qu’une sirène retentisse. Jusqu’à ce qu’un gyrophare ne rende les murs rouges et bleus.