Indélébile † Orion

La nuit a gobé le monde. Et puis le ciel qui fait la gueule. Qui me pisse dessus. Qui pisse sur les toits noirs de Bristol, se vidant sur qui passera - sur moi. Je me dandine sur un trottoir, ma capuche écrasée sur les cheveux, des mèches qui pendent devant les yeux et qui viennent se coincer comme des vilaines au coin de ma bouche. J'ai ce geste incessant, mes doigts qui viennent les retirer parce que c'est chiant d'avoir des cheveux coincés aux commissures. Je suis fatiguée. Une dure journée. J'ai le sentiment de m'embarquer dans une routine qui commence à être épuisante. Moi, Rose, fleuriste, habitant Bristol. J'ai pas envie d'être cataloguée. Je laisse mon regard s'envoler vers le ciel qui fait la gueule, qui cache les étoiles, m'empêche de rêver. Vous avez déjà vu Rose déprimée ?
Alors s'enfoncer dans un parc sombre pour marcher un peu à l'ombre, loin des lampadaires, c'est la seule chose qui me passe par l'esprit. Je veux pas rentrer chez moi trop vite. Un détour qui pourrait bien sauver une vie, et j'en ai pas encore conscience. Je pense à mes baskets dans les flaques, qui s'imbibent d'eau et me donnent froid aux pieds. J'aime bien. Et puis là, dans le parc, j'y vois plus rien. Alors je bute dans quelque chose, manque de me vautrer dans la boue comme un boulet - s'il ne fallait que se casser la gueule pour en être un. Fébrile, un peu agacée, je tire mon téléphone de ma poche pour voir dans quoi j'ai trébuché. Merde... J'aurais pu lâcher mon téléphone. Mon coeur s'emballe. C'est une masse humaine. Un être recroquevillé, allongé à même le sol, la tête qui trempe dans une flaque d'eau. Flaque d'eau qui a tourné à l'écarlate. Le visage à la peau brune a les yeux fermés. Mais je reconnais ces traits durs et marqués par une histoire. "Orion..." Dis-je en m'étranglant à moitié, tombant à genoux dans la flaque rouge. Mes baskets ont pas échappé à la couleur du sang. J'ai marché dedans. Ma main tremblante se pose sur son épaule et je le secoue doucement, puis avec plus de conviction, craignant quand même de voir son épaule massive se décrocher sous ma prise. J'espère qu'il est pas mort. J'espère... Ouvre les yeux.

Encore une soirée à te battre, à sortir les poings, pour des billets verts. T'accuses les coups, tu les rends. Tu prends le fric qu'on te tend, range les billets verts dans ta poche avant de te fondre dans la nuit. Tu traverses le parc, raccourci pour rentrer chez toi. Tu te rends qu'un truc déconne. Une douleur se propage dans ton crâne, le dernier combat a été rude. Il a frappé trop fort ce con. Tu tombes, t'endors dans le sable mouillé. Inconscient, tu te laisses envahir par le vide.
Et puis, il y a une main qui t'agrippes, qui essayes de te ramener à la surface, de pas te laisser couler. Tu t'y accroches, à cette sensation. Tu finis par cligner des yeux, le monde s'ouvre de nouveau tour de toi. Rose. Tu vois la douceur mêlée d'inquiète dans ses yeux. Rose, avec son visage rassurant. Rose qui te secoue encore un peu l'épaule, pour être sûre de te garder éveiller. « Rose, qu'est ce tu .. ici ? .. mal ... putain .. bordel. » Les mots sont hachés, découpés, tu bégayes un peu. Et puis tu te rends compte de ce qui t'entoures. T'as froid. T'es trempé. Tu vois que ton sang à souiller tes vêtements. Tu te redresses, un peu trop vite. La tête tourne, part sur des montagnes russes. Ça fait mal, ça va trop vite. Tu te rattrapes à la première chose sous ta main : la cuisse de Rose. Tu t'y accroches pour rester ancré dans ce monde. Tu passes une main sur ton crâne, elle te revient rouge sang. « Merde. » C'est tout ce qui sort, c'est tout ce que t'as la force de sortir. Tu cherches tes mots, essayent de formuler une phrase correcte. « Rose, je crois .. je crois que .. je vais avoir besoin de toi. »

Je continue à le secouer vigoureusement. Reprends conscience, putain ! Je le fixe, guettant le moindre frémissement de ses paupières, la moindre réaction de ses muscles sous sa peau. Soudain, un mouvement. « Rose, qu'est ce tu .. ici ? .. mal ... putain .. bordel. » Une part importante de ma panique se volatilise. Je lui murmure sans attendre de réponse : « Orion... Je pourrais te poser la même question... » Que faisait-il ici, baignant dans son propre sang mélangé à de la boue ? Le pauvre homme tremble. Un lion mis à terre par une force qui a eu raison de la sienne et qui l'a laissé crever la gueule ouverte. Le lion tente de se relever. Masse fébrile, réduite à ce que la nature a de plus vulnérable. Il va retomber, alors il s'accroche à moi, à ma jambe. Mes mains l'attrapent pour l'aider, s'enroulent autour de lui. Mon regard est alors attiré par quelque chose, qui dépasse de la poche de jean d'Orion. De l'argent. Trempé. De quoi rendre la situation plus intrigante qu'elle ne l'est déjà. « Merde. » lâche-t-il en regardant ses doigts dégoulinant de rouge. « Rose, je crois .. je crois que .. je vais avoir besoin de toi. » Je me surprends alors à être saisie d'une réactivité que je ne me soupçonnais pas. « T'en fais pas. Je m'occupe de tout. Faut qu'on bouge. » Va falloir être efficace et faire en sorte qu'il ne se vide plus de son sang. Le conduire à l'abri. Le réchauffer. Le soigner. L'allonger quelque part. Faire tout ça. Mais je ne suis pas médecin. Comment vais-je faire ? Je pourrais appeler les secours, mais c'est hors de question. Quelque chose me pousse à croire que ça n'apporterait que des ennuis. On poserait des questions. Orion aurait des comptes à rendre. L'argent que j'ai vu dépasser de sa poche me pousse à croire que s'il a été agressé, ce n'est pas pour sa fortune. Et je sais que dans la rue, des embrouilles pas claires peuvent très vite intéresser les flics. Non. Ne pas appeler les secours. Je rassemble toute ma force de gazelle pour soulever le lion blessé. Je passe son bras de pantin au dessus de mes épaules et enroule le mien autour de ses côtes pour essayer de le porter, de lui permettre de s'appuyer sur moi. « Aide-moi un peu... » je lui supplie, en manquant de fléchir sous son poids. Il va falloir marcher ainsi jusque chez moi... Le trajet est laborieux. Orion gémit tous les deux pas. Je sens son coeur tambouriner sous sa cage thoracique. Plusieurs fois, on est obligés de s'arrêter, voire de s'asseoir sur le capot glissant d'une voiture. Au bout de dix minutes, je décide de retirer ma veste pour la mettre sur les épaules d'Orion avant d'arracher le bas de mon T-Shirt pour lui faire un bandage sommaire sur la tête. J'ai peur qu'Orion me tourne de l'oeil dans les bras et s'écrase par terre, aggravant ainsi ses blessures. Alors je le tiens du mieux que je peux. Lorsqu'on arrive enfin chez moi, j'essaye de faire le moins de bruit possible, je sais qu'à cette heure là, Anouk est probablement couchée. Quant à Jules, j'imagine qu'elle bosse encore. Encore.
J'installe Orion dans le canapé sans plus attendre, après avoir protégé les coussins avec une couverture à laquelle je tiens peu. À la lumière, je constate avec horreur l'ampleur des dégâts. Des coups à la tête, un oeil au beurre noir, la lèvre fendue, des bleus un peu partout, et surtout, les mains dans un sale état... Je file dans la salle de bain pour chercher de quoi soigner tout ça, des bandages stériles - oui, moi Rose, j'en ai -, de l'alcool à 90°, des cotons, des crèmes en tout genre... Je reviens avec les bras chargés. Et je commence par nettoyer les plaies. Orion voudrait crier parfois, là où les blessures sont plus sérieuses, mais je lui ai coincé un torchon dans la bouche. Il est en sueur. Je vais chercher de la glace dans le frigo pour l'appliquer sur ses mains. Je désinfecte sa plaie sur le crâne comme je peux, puis je lui enroule à nouveau la tête dans un bandage.
Je passe une heure silencieuse, entre les produits, les crèmes, et un Orion gémissant de douleur sur mon canapé. Je lui murmure des paroles réconfortantes entre deux gestes, lâchant toujours les mêmes choses. « C'est rien, je désinfecte. Là... Attention, serre les dents, ça va piquer un peu. C'est pas si grave que ça, on dirait bien... Hé ben, il t'a pas loupé, le con. T'es courageux. Si ça peut te rassurer, je perds autant de sang qu'en j'ai mes règles. On survit, t'inquiète pas. » J'essaye parfois de plaisanter pour le décontracter. Je sais pas si c'est très efficace.
Quand j'ai terminé, je regarde mon travail. Orion n'est plus en sang. Il est propre. Mais j'imagine qu'il a toujours mal. Sur ma table basse, j'ai viré tous mes bibelots de hippie et mes cendriers pour y poser les produits de soin. Parmi eux, des anti-douleurs. Je les observe un instant, dubitatives, un peu hésitante. Je jette un coup d'oeil à Orion, attendant de voir comment évolue son état avant de tenter quoi que ce soit. « Mais qui t'a fait ça ?... » je lui demande d'une voix douce, inquiète, en m'appuyant sur le bord du canapé. Près de lui.